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Manuel II Paléologue
Empereur byzantin de 1391 à 1425
Né le 17 juin 1350, mort le 22 juillet 1425
Entretien avec un Musulman
édition numérique par jesusmarie.com et Thierry L.
Du très pieux Basileus, ami du Christ,
MANUEL PALEOLOGUE,
à son très cher frère,
le très fortuné Despote Porphyrogénète
Théodore Paléologue
ENTRETIEN
avec un certain Perse, Mudarris de sa charge,
tenu à Ancyre de Galatie
Début de la septième Controverse
1. a. Au lever du jour, le Mudarris nous accueillit sur le pas de la porte. S'adressant à nous, selon son habitude : « Attachons-nous, dit-il, si cela te plaît, aux points qui nous restent d'hier. »
Quand ils se furent assis tout autour de nous, comme à l'accoutumée, j'entamai le sujet de la sorte :
b. « La Loi de Moïse vient de Dieu. Ce qui le montre, c'est la multitude des miracles surnaturels. Car Moïse n'aurait pu opérer des prodiges qui dépassent la nature, s'il avait porté des lois que Dieu ne lui aurait pas communiquées. Or Dieu, manifestement, a honoré cette Loi par des œuvres et par des déclarations constantes, non seulement par celles dont il a glorifié le législateur avant, pendant et après la promulgation de la Loi, mais aussi par le fait qu'il haïssait, pour ainsi dire, et repoussait ceux qui ne l'observaient pas, et que si quelqu'un la méprisait, lui-même le méprisait et lui infligeait le châtiment convenable.
c. « Mais je prétends t'apprendre d'une façon claire et brève la différence entre les deux Lois.
« Presque tous les hommes se partagent en trois groupes: pour Moïse, pour le Christ et pour celui que tu n'as pas craint de comparer à celui-là qui a vu Dieu. Or seule votre Loi n'a, aux yeux de tous, à tous points de vue, rien de sain.
2. a. « Considère ceci : Vous-mêmes dites que la Loi de Moïse est descendue de Dieu et que la nôtre est sans nul doute bien meilleure qu'elle. Vous les jugez donc bonnes toutes les deux, bien que vous préfériez la vôtre, qui n'est louée par personne mais décriée par tous.
b. « En voici la preuve : Si l'on demandait à l'ensemble des hommes quelle est la meilleure de toutes les Lois et quelle est au contraire la pire, chacun émettrait cette affirmation : la sienne est la meilleure, mais celle de Mahomet est la pire. Nous, maintenant, nous disons cela sous forme de supposition, mais toi tu n'ignores pas que c'est bien la vérité. Tu as beau dédaigner l'opinion de tous les hommes, les prenant à partie comme des ennemis, tu raisonnes mal. Il faut assurément considérer le témoignage de chacun sur lui-même comme non avenu, et comme non valide son suffrage; ceux de l'ensemble des hommes au contraire, quand ils sont convergents, doivent être admis, quel que soit le sujet considéré.
c. « Ainsi on ne saurait plus appeler ta Loi proprement Loi, ni ranger celui qui l'a établie au nombre des législateurs. Et cela parce que les articles les plus importants de cette nouvelle Loi sont plus anciens même que la législation de Moïse. Car ils ont une origine lointaine, et ce n'est pas Mahomet qui les a institués. En effet, se défaire de l'égarement des idoles, fuir le polythéisme, croire en un seul Dieu créateur, recevoir comme signe de la foi la circoncision, et les autres points semblables, Abraham les a établis sans écriture. Moïse ensuite les a consignés par écrit et promulgués, en y ajoutant ce que Dieu, dans ses entretiens avec lui, lui a ordonné. Ainsi donc cette Loi plus récente, venant après l'ancienne, lui a emprunté — cela est clair — ses fondements et ses principes; et non point l'ancienne à celle-ci. Comment en effet l'ancien serait-il tributaire du plus récent ? Or combien une telle condition donne de précellence, point n'est besoin de discours pour le montrer. Et que parlé-je de fondements et de principes, quand ce qui parait le plus parfait de tout et tout ce en quoi, pourrait-on dire, ta Loi semble consister, est pris manifestement dans l'ancienne Loi. Ainsi rien de neuf ne s'y rencontre, mais les mêmes choses ont été dites deux fois, ou plutôt elles ont été impudemment pillées. Car montre-moi que Mahomet ait rien institué de neuf : tu ne trouverais rien que de mauvais et d'inhumain, tel ce qu'il statue en décrétant de faire progresser par l'épée la croyance qu'il prêchait.
3. a. « Mais il faut, je pense, m'expliquer là-dessus plus clairement. De trois choses, l'une devait nécessairement arriver aux hommes sur la terre :
- ou se ranger sous la Loi,
- ou payer des tributs et de plus être réduits en esclavage,
- ou, à défaut de l'un et de l'autre, être taillés par le fer sans ménagement.
b. « Or cela est fort absurde. Pourquoi ? Parce que Dieu ne saurait se plaire dans le sang, et que ne pas agir raisonnablement est étranger à Dieu. Ce que tu dis a donc franchi, ou presque, les bornes de la déraison. D'abord en effet, comment n'est-il pas très absurde de payer de l'argent et d'acheter ainsi la faculté de mener une vie impie et contraire à la Loi ?
c. « Ensuite, la foi est un fruit de l'âme, non du corps. Celui donc qui entend amener quelqu'un à la foi a besoin d'une langue habile et d'une pensée juste, non de violence, ni de menace, ni de quelque instrument blessant ou effrayant. Car de même que, quand il est besoin de forcer une nature non raisonnable, on n'aurait pas recours à la persuasion, de même pour persuader une âme raisonnable, on ne saurait recourir à la force du bras, ni au fouet, ni à aucune autre menace de mort.
d. « Nul ne saurait jamais prétendre que, s'il use de violence, c'est malgré soi, car c'est un ordre de Dieu. Car s'il était bon d'attaquer avec l'épée ceux qui sont totalement incroyants et que ce fût là une loi de Dieu descendue du ciel — comme Mahomet le soutient — il faudrait sans doute tuer tous ceux qui n'embrasseraient pas cette Loi et cette prédication. Il est en effet bien impie d'acheter la piété à prix d'argent. En opines-tu autrement ? Je ne le pense pas. Comment le ferais-tu? Or si cela n'est pas bon, tuer est encore bien pire.
e. « Cependant s'il se trouve que Mahomet ait ajouté quelque chose à la Loi de Moïse, aussitôt tu appelles cela Loi. Et tu ne te contentes pas qu'on te passe de parler ainsi, mais tu exiges qu'on préfère cette Loi à celles qui l'ont précédée. En vertu de quoi ? Elle qu'il n'est même pas juste d'appeler Loi.
f. « Ce qui en effet la fait considérer comme Loi, cela même lui ôte d'un autre côté ce caractère de Loi. Une des propriétés de la Loi, c'est d'établir des prescriptions naturelles agréables à Dieu. La vôtre se vante de prescriptions empruntées. Que si l'on en élaguait les articles plus anciens, elle ne différerait en rien du geai de la fable : on lui prêta des plumes de toute sorte, on les lui ôta ensuite, et le voilà redevenu geai.
g. «S'il en est ainsi, tout le monde jugera inférieure à celle des juifs votre Loi — appelons-la Loi, en attendant, pour te faire plaisir. Et si elle lui est inférieure, elle l'est bien plus à la Loi du Christ, laquelle, de votre aveu et de l'aveu de tous, l'emporte surabondamment sur celle des juifs. »
4. a. Je parlai ainsi. Il se fit un silence assez long. Alors l'interprète — il était issu de chrétiens, aimait les croyances de ses parents et s'opposait à nos interlocuteurs par la pensée, pas autant toutefois qu'il eût convenu — l'interprète donc, transporté comme de juste par nos paroles, le visage joyeux, s'en prit au Perse, mais non ouvertement. Il lui dit à peu près ceci : « Jusqu'à quand, telles des statues, resterons-nous sans riposter ? Il faut que ton courage accomplisse quelque action généreuse, si nous ne voulons pas sortir d'ici couverts de confusion, cédant à d'autres les couronnes de la victoire. »
b. Lui donc, ayant levé la tête avec une fierté hautaine, regarda les siens, puis, se tournant vers nous, il parla à peu près de la sorte :
Le Perse
5. a. — « J'ai dit, je dis et je dirai que belle et bonne est la Loi du Christ et bien meilleure que la Loi plus ancienne, mais que supérieure aux deux est la mienne. Considère donc ce que je vais dire, tu entendras peut-être quelque chose que tu ne condamnerais pas tout à fait. Votre Loi, dis-je, est belle et bonne, mais elle est très dure et très lourde et ne saurait donc facilement être utile. Tels sont les remèdes trop âpres de goût. Il n'y a donc pas erreur à ne pas la tenir pour totalement parfaites.
b. « La Loi de Mahomet suit la voie moyenne et proclame des ordonnances abordables et en somme plus douces et plus humaines. Par là elle est en tous points modérée et remporte sur les autres Lois. En effet, les insuffisances de l'ancienne Loi, elle les comble par les compléments qu'elle y a apportés; d'autre part elle réduit les exagérations de la Loi du Christ. Il y a aussi ce qu'elle élague visiblement de l'une et de l'autre Loi, et du coup elle l'emporte tout à fait sur elles.
c. « Elle évite également, je pense, la médiocrité et l'imperfection de Ia Loi des juifs d'une part, et d'autre part l'élévation et la hauteur des préceptes du Christ, leur dureté, ce qu'ils ont d'excessif et d'impraticable jusqu'à présent pour les hommes, car ils forcent, pour ainsi dire, notre nature terrestre à monter vers le ciel. Elle évite donc les uns et les autres défauts et s'attache à la modération en tout. Elle est par là et elle apparaît meilleure que toutes les Lois qui l'ont précédée.
d. « Les vertus, tu le sais bien, consistent à éviter les excès et à tenir exactement le juste milieu. C'est cela qu'on appelle et qu'est la vertu. Ce qui est vertu est le juste milieu, et ce qui n'est pas tel n'est pas non plus vertu. C'est la doctrine de tous les anciens, et toi-même l'as dit précédemment.
e. « Or, dis-moi, est-ce rester dans le juste milieu
- que «d'aimer ses ennemis, de prier pour eux », de leur fournir, lorsqu'ils ont faim, des vivres pour leur nourriture;
- et cela qui est plaisant — passe-moi cette franchise — de « haïr ses parents et ses frères et même sa propre âme » ;
- à qui a pris la tunique, de laisser même le manteau' ;
- de donner sans distinction à qui demande ', jusqu'à apparaître plus nu qu'un pilon et ridicule aux yeux de ceux qui feraient alors de vos biens un butin de ^ysiens, en feignant d'être dans la nécessité ;
- à qui frappe ' sur une joue, de tendre l'autre; de ne jamais tenir tête au méchant ' ;
- de n'avoir ' ni bâton, ni besace, ni monnaie, ni deux tuniques' ' ;
- de ne pas s'inquiéter du lendemains ' ?
« Quel est l'homme de fer, de diamant, plus insensible que pierre, qui supportera toutes ces choses,
- qui supportera l'offense et chérira l'insulteur ;
- qui fera du bien à qui est mal disposé à son égard ;
- qui par ses bontés supplémentaires invitera les gens de cette espèce à s'acharner sur lui comme les vautours sur les cadavres des morts ?
f. « Quelle oreille admettrait cela, à moins qu'on n'exige de nous une grande complaisance à l'égard de prescriptions de toute sorte, même de celles à qui ne suffisent pas nos misères ? Et cela qui est tout à fait insupportable et qui s'oppose au précepte de Dieu édicté jadis, je veux dire la virginité, faut-il l'admettre ? La réponse est évidente. Car vivre dans un corps et vouloir imiter la nature des incorporels et, comme si l'on vivait en pur esprit, ne pas approcher de la femme, est contraire à la raison : c'est un lourd fardeau et une grande violence.
g. « De plus, ne pas procréer d'enfants pour assurer sa postérité, du fait de vivre sans se marier, détruit manifestement le monde. Or il est entièrement absurde et indigne de Dieu de faire l'être humain mâle et femelle au commencement, de lui prescrire de multiplier, et ensuite, la prescription ayant atteint sa fin et la terre s'étant remplie d'hommes, de donner aux hommes une loi qui doit faire disparaître les hommes. Ne m'allègue pas le déluge', ni le cas de ceux qui ont été abattus au désert au temps de Moïse, ni ce feu si extraordinaire, à savoir celui de Sodome. Ces cas et les châtiments pareils n'ont pas fait disparaître entièrement le monde; et c'est en raison de la grandeur de la transgression qu'ils ont été infligés aux coupables. Le Christ, lui, n'est pas ministre de la colère. Il n'est pas venu, je pense, tirer vengeance de ceux des hommes qui auraient offensé Dieu, mais plutôt apporter bienfait et secours aux hommes, principalement par une Loi meilleure.
h. « Considérons ceci : II est bon de quitter son père et sa mère et de s'attacher à sa femme et par là d'accroître le genre humain, comme le statuait l'ancien précepte. Cela, je pense, ne souffre pas de réplique. ^A Dieu ne plaise que je tente de détruire ce qui a été prescrit par Dieu à nos premiers parents pour la constitution de notre espèce et qui a peuplé d'humains ce monde. Mais la seconde Loi qui établit la virginité, toi tu voudrais la considérer comme l'emportant de beaucoup sur la précédente Eh quoi? Ne faudrait-il pas que tous l'observent'? Que si tous l'observaient, tout le genre humain serait réduit absolument à néant. Ainsi donc ces préceptes, à savoir se multiplier et garder la virginité, ne s'accordent point, ils se combattent plutôt l'un l'autre. Et puisqu'il faut de toute nécessité que, étant donnée leur opposition, l'un soit bon et l'autre pas, est mauvais, à mon sens, celui qui engage les hommes à avoir sur Dieu une opinion indécente. Or c'est bien le cas de ce qui aurait fait disparaître le genre humain, la virginité ainsi que je l'ai dit.
i. « Donc la Loi intermédiaire, j'entends la tienne, nous offrant de nombreux exemples pareils, n'est manifestement pas parfaite. Toutefois, elle est sans conteste bien meilleure que celle qui l'a précédée. Mais relativement à celle qui l'a suivie, elle occupe manifestement le second rang.
6. a. « La Loi dernière venue apparaît donc plus élevée que les autres, comme c'est le cas dans les édifices. C'est pourquoi le juif, soumis à une Loi qui gît en quelque sorte à terre, nous ne saurions l'accueillir quand il vient à la Loi de Mahomet, la plus haut située, à moins qu'il ait d'abord, autant qu'il se peut, pratiqué votre religion. Celui qui vient à Dieu ne doit pas en effet brûler les étapes ni avancer d'une marche désordonnée, mais, comme par degrés, monter à travers le degré intermédiaire vers le dernier, en commençant par le premier : ainsi partout l'ordre sera sauvegardé.
b. « Il se produit donc, pour parler bref, que les juifs possédaient la vraie religion jusqu'à l'avènement du Christ, et qu'ensuite ce fut le cas pour ceux qui avaient foi en lui ; les autres étaient alors infidèles à la Loi et n'obéissaient pas à Moïse qui avait prédit le Christ, même s'ils observaient tous les préceptes, même s'ils prétendaient rendre à Moïse la vénération et l'honneur (qui lui reviennent) après Dieu lui-même. II se produit aussi que ceux qui ont cru au Christ étaient le peuple de Dieu, tous successivement, jusqu'à l'arrivée de Mahomet, porteur de la Loi parfaite. Mais, par la suite (appartiennent au peuple de Dieu) ceux-là seuls qui adhèrent à cette Loi. Ainsi donc ceux qui se sont ralliés à Mahomet, ceux-là sont vraiment les disciples et du Christ et de Moïse. Ceux au contraire qui font plus de zèle qu'il ne faut et qui à cause de cela en sont restés aux Lois abrogées, provoquent contre eux la colère des législateurs et par leur folie travaillent à leur perte. »
Le Basileus
7. a. Le vieillard, après ces paroles, haussa les sourcils et s'assit. Le cercle des auditeurs dressait l'oreille. La lutte, estimaient-ils, atteignait le point culminant. Les enfants soulignaient de gestes les paroles de leur père, applaudissaient et avaient envie de bondir.
b. Je dis donc :
8. a. — « Qu'est cela, mon brave? Voici que, par une attaque massive, tu as investi l'acropole avec une arrogance et une fougue acharnées, Tu t'es attendu à la prendre en quelque sorte au premier assaut. Mais tu t'es abusé dans tes espoirs. Il y a des hommes qui l'habitent, et elle est solidement assise sur le roc. Elle est remplie de biens merveilleux. De ces biens dont tu n'as jamais eu l'expérience, tu auras peut-être ta part, la guerre heureusement achevée avec l'appui de Dieu, toi et tes deux fils que voici.
b. «Mais il m'est permis de m'étonner de ceci : Tu es à la vérité un homme doué de sens et honoré de la toute première place parmi les docteurs de chez vous, tu es orné de la grande sagesse qui est propre à votre pays, et tu possèdes des mœurs vertueuses, estimant toutes choses inférieures à la vérité. Et pourtant voici que tu te démens et te contredis toi-même ouvertement. Tu as déjà déclaré Loi divine et bonne celle de Moïse, et affirmé fortement qu'elle a été envoyée du ciel aux hommes. Ensuite, comme si tu t'étais repenti des déclarations précédentes, tu ne te lasses pas d'en dire du mal, et de la sorte tu te démens, comme je l'ai dit. Ili n'est pas en effet possible que la même Loi soit divine et bonne et soit par ailleurs telle qu'elle puisse recevoir de justes reproches. Néanmoins, cette Loi et celle du Christ, sous prétexte qu'elles n'ont pas recommandé la modération, tu les ranges parmi les Lois mauvaises.
c. «Tu supposes que la Loi la meilleure de tous points, la tienne s'entend, tient le juste milieu. Tu veux par là montrer qu'en raison de ce juste milieu, elle est conforme à la vertu. Tu t'écartes ainsi de la position convenable, ce dont tes amis auront grande honte pour toi. Car il ne convient pas que toi, homme si considérable, tu couvres de longs outrages la Loi du Christ. Tu sais combien tu t'es laissé emporter à la bafouer, l'appelant ouvertement fort insupportable et très violente, et lourde et absurde, voire pareille à un piège, et autres épithètes du même genre. Je tais les nombreux reproches que tu as proférés contre la virginité et au nom desquels tu as beaucoup attaqué le législateur qui l'a instituée, bien que par ailleurs tu le places au-dessus de tous les hommes.
9. a. « Mais continue à réfléchir sur cela. Tu pourrais aboutir à de meilleurs jugements même sur les points où tu ne sembles nullement te contredire. Il me faut donc présenter ma défense contre tes objections.
b. « Les choses extraordinaires et surnaturelles qui, dis-tu, dépassent la vertu humaine, parce qu'elles te semblent au-dessus de la nature humaine, sont à peine au-dessus de l'homme. D'autre part, elles sont accessibles et vraiment très faciles pour les hommes, s'ils le veulent. Cela te semblera peut-être pareil à une énigme, mais c'est tout à fait la vérité. Si l'on considère notre force, ou plutôt notre faiblesse héritée d'Adam, ces points sembleront peut-être au-dessus de toute vertu, mais nullement si l'on considère l'appui et la puissance de celui qui y exhorte. Il n'y engage pas les hommes pour les abandonner privés de son secours, mais invisiblement la main de Dieu accomplit avec eux leurs actions. Là donc où se rencontre une telle assistance, qu'est-ce qui paraîtrait rude, qu'est-ce qui semblerait incommode, qu'est-ce qui ne paraîtrait au contraire très facile ?
c. « Mets-toi dans l'esprit que la récompense en est le royaume de Dieu. Le discours précédent l'a déjà montré et toi-même en es demeuré d'accord. Il faut donc que ceux qui nourrissent cette espérance supportent tout. Mais ce n'est pas ici le moment de m'en expliquer. Tes paroles nous entraînent insensiblement vers les assistants, comme un courant. Attachons-nous donc à la défense, en partant des raisons susceptibles de vous persuader, sans que, pour avoir eu besoin d'une réponse, vous ayez à rougir de ce qu'il est juste (de dire).
10. a. « Notre Seigneur, du temps qu'il vivait parmi nous, redressant nos mœurs et nous menant à la lumière de la vérité par tous les moyens, paraît commander et prescrire certaines choses indistinctement à tous. Il les établit en effet comme une indication, comme un signe, si tu veux, de l'amour qu'on lui porte. Car, dit-il, ` celui qui m'aime, observera mes commandements'. Tous donc doivent les bien observer. Sans cela, il n'est point possible de devenir en vérité ses serviteurs, d'ennemis qu'on était auparavant par suite du péché des premiers parents.
b. « Les autres points, il ne les institue ni comme préceptes nécessaires, ni pour tous, ni en sa qualité de maître absolu. C'est sous forme d'exhortations et de conseils, ou de combat spirituel, si l'on aime les appeler ainsi, qu'il les propose aux plus parfaits, leur promettant le royaume des cieux et la filiation divine. A ceux qui se satisfont d'être des serviteurs, petits ayant des sentiments petits, il donne des biens correspondants. Toutes les richesses, comme on dit, ne sont pas semblables. Au contraire, tous ceux qui accueillent et observent ces conseils-là, bénéficient de la filiation mystique par la participation à la grâce divine. En font foi les opérations et la puissance de l'Esprit divine, qui se révèlent en eux et sortent d'eux, tel un courant d'une source éternelle.
11. a. « Je veux en parler plus clairement. Qu'on me pardonne si je me laisse prendre par le fil du discours, entraîné, si tu veux, par le courant de la vérité ; il me mène à ce que je ne veux actuellement ni dire ni accorder, et qui ressemble à des fruits verts, ou plutôt, pour en parler plus exactement, prématurés pour vous qui êtes attachés aux choses charnelles. De telles nourritures spirituelles appartiennent à tous ceux qui se trouvent inférieurs à elles, et qui s'attachent tout de même comme il convient aux commandements: car, si on les omet, on ne peut être estimé serviteur irréprochable. Ces hommes donc peuvent non seulement éviter de subir le châtiment, mais aussi bénéficier de jouissances immortelles, par la grâce du Maître à l'égard de ses serviteurs, afin que soit bienfaisant pour tous celui qui, à cette fin, a accepté de ` prendre la forme d'esclave', bien qu'il soit par nature le seigneur de tous.
b. « Il est donc clair que respecter les préceptes est une nécessité générale et indispensable. Mais se hausser au niveau des conseils, qui élèvent à la filiation, est l'affaire de ceux-là seuls qui choisissent de souffrir les choses pénibles, quels qu'en soient la qualité et le nombre, en vue de gagner une joie et une gloire sans fin. C'est leur soin que de conserver leur ardeur jusqu'au bout, de ne pas déserter avec le temps le groupe des vertueux qui pratiquent la vertu pour le bien lui-même, et enfin d'obtenir des couronnes qui ne vont qu'aux seules têtes des vertueux.
c. « C'est pourquoi, en traitant de cela, le Sauveur, qui voulait montrer ce que je dis, proféra cette parole, très brève si l'on considère les mots seuls, mais vaste comme le ciel si l'on considère sa puissance : ' Comprenne qui pourrai. ' C'est comme s'il disait : grand est le combat actuel, mais plus grandes les récompenses, et éternelles. Il s'agit de signaler l'homme qui fait montre d'un courage juvénile et qui, soutenu par sa réflexion, sait endurer les sueurs. Je n'entends pas (vous) entraîner au stade par force: ce n'est ni normal ni juste. Comprenne qui a la force, c'est-à-dire la volonté de surmonter les sueurs. Voilà qui est digne d'admiration. Car le libre arbitre, cet honneur insigne accordé aux hommes dès le début et par lequel ils sont supérieurs aux autres animaux, il le laisse intact : il ne fallait pas qu'il en fût autrement. Car comment ferait-on don par voie de nécessité, fût-ce d'un royaume, ou couronnerait-on des fainéants ? Au contraire, c'est d'une autre façon, c'est par un art et une puissance convenables' qu'il les pousse tous vers les buts meilleurs. Il a ouvert à tous les hommes le royaume des cieux et indiqué la voie qui y conduit. Menant à bon terme tout ce qui concerne ce dessein, il n'a rien omis des secours destinés à aider les lutteurs et les voyageurs. Bien plutôt il n'est rien qu'il n'ait fortement recommandé à tous en vue du bien.
d. « Est-ce une Loi au-dessus de la nature que vous voyez là ? Elle entraîne tous les hommes à la vertu, fournit du secours à la volonté et des rétributions qui correspondent aux combats de chacun. »
Les Perses
12. a. — «Nous voyons, dirent certains, que tu dis des mystères et des doctrines plus élevées que nos connaissances. Les préceptes du Christ, tu les divises en commandements et conseils. Tu as fort bien disserté à ce sujet.
b. « Mais nous voudrions t'entendre t'expliquer sur cela plus clairement et en détail. »
Le Basileus
13. a. — « De quelle manière pensez-vous, dis-je, que je vais achever ma défense ? Celui qui ne peut garder la virginité n'en sera pas pour autant privé des biens futurs : sinon les élus seraient bien peu nombreux. De même, celui qui, dépouillé de son manteau, ne laisse pas aussi sa tunique à qui lui cherche querelle, n'est point pour cela passible d'un châtiment ; ni non plus celui qui, frappé sur une joue, ne présente pas l'autre à l'agresseur. Mais lors même que nous n'avons pu faire preuve d'un empressement à supporter l'injustice plus grand que l'inclination des injustes vers l'injustice, le fait néanmoins que nous souffrons avec douceur l'injustice de la part de qui que ce soit mérite, on le sait, une importante rétribution : car cela n'est pas facile ni accessible au grand nombre.
b. « Ce sont vos déclarations du début — vous vous en souvenez — qui nous ont avec raison amenés à ces paroles. Toutefois, même pris de cette façon, le caractère élevé des exhortations nous fait du bien. Car rien ne serait certes plus heureux que de pouvoir les accomplir, de se lancer vers elles comme vers un but et de se dépouiller de l'infirmité de l'esprit. Ce n'est point pour nous une acquisition de nature, loin de là ! Car même si nous n'avons pu donner encore ce qui a échappé à la férocité des injustes, même si nous n'avons pas pratiqué toutes les vertus plus élevées et ne sommes pas de la sorte parvenus au terme de la perfection, si nous n'avons su accomplir, comme on dit, la seconde traversées, à savoir de supporter avec douceur que qui que ce soit empiète sur nous, néanmoins nous gardons la mesure, tout en sachant combien nous sommes en défaut relativement aux meilleures d'entre les bonnes choses. »
Le Perse
14. a. — « Comment est-il évident, dit le Perse, que garderont la mesure ceux qui sont en défaut relativement aux choses plus élevées, mais pratiquent la bienfaisance, la justice et les vertus semblables ?
b. «Car tu as dit, je pense, que ceux-là auront en partage des biens éternels. Vivre dans de telles espérances ne permet pas de garder la mesure. »
Le Basileus
15. a. — « Mais, mon cher, cela est possible de toute nécessité pour ceux du moins qui ont de l'esprit et raisonnent à partir des principes convenables. Si des hommes observent avec soin les commandements bons pour des serviteurs mercenaires, comment les estimerait-on autant que les fils ? Il n'y a rien qui puisse engager un serviteur à s'enorgueillir, si tant est qu'il soit sensé. Si en effet il accomplit les œuvres des serviteurs, même si par son service il a comblé son maître de milliers de biens, faits d'éléments obscurs, indigents et modestes, il a accompli son devoir et n'a pas rendu un service gracieux. Celui qui n'accomplit pas son devoir est passible de coups, de la prison et d'autres châtiments. Celui au contraire qui s'acquitte bien de tout, nul ne l'en admirera; il ne s'admirera pas non plus lui-même, je pense. Y a-t-il lieu de le faire ? Il s'en faut de beaucoup.
b. « Toutefois l'exemple, certes, n'est pas heureux. Car pour nous, nous avons besoin du serviteur, et nombreux sont ceux qui, par leurs serviteurs, ont échappé à bien des malheurs et acquis beaucoup de biens. Mais Dieu, quel besoin aurait-il de nos services, lui à qui absolument rien ne manque et qui a tout créé uniquement par bonté ? Ainsi nul homme doué d'intelligence ne pourrait, du fait qu'il observe les commandements du maître, lever le front. Il aura pourtant son salaire, lequel est accordé par grâce. Car il n'est pas dû de salaire à des esclaves. Il obtiendra néanmoins celui qui convient à sa conduite modérée, et il enviera ceux qui ont pratiqué les points que lui-même a délaissés.
16. a. « En voilà assez là-dessus. Mais il fallait que le discours, qui s'est écarté du sujet à cause de vos questions, ait donné réponse à celles qui en exigeaient une. Il arrive parfois même que, dans le courant de la discussion, le discours nous ramène dans le droit chemin, afin qu'il achève sa course et aboutisse au terme qui lui convient.
b. « Il n'est certes pas vrai que tous ceux qui n'ont point réussi à se hausser au niveau des conseils et des exhortations se soient du fait perdus eux-mêmes. Si, sans avoir fait de tort à personne, sans vouloir non plus en subir, nous supportons ensuite avec peine d'être maltraités et recourons au maître du jugement pour accuser le malfaiteur, nous ne serions pas pour cela passibles de blâme. Non certes, pas plus que si nous circulions tout chaussés, endossions deux tuniques, portions bâton, besace et monnaie à la ceinture. Il est aussi permis à ceux qui le veulent de contracter mariage et d'acquérir par des moyens justes de l'or à dépenser de façon raisonnable, bien que ce soit une acquisition meilleure de ne pas vouloir acquérir dans le siècle présent et d'aimer la pauvreté adoptée dès le début par le Christ plus que toute abondance. Bref, accomplir pour un motif raisonnable tout ce qui constitue pour nous la vie, n'est ni condamné par la nature, pour ainsi dire, ni interdit par la Loi.
17. a. « Disons donc ceci, s'il faut établir des distinctions et résumer ce qui a été dit à ce sujet :
b. «C'est le fait d'hommes mauvais, indignes même d'être des serviteurs, de dédaigner les commandements du maître. Les observer est le propre de serviteurs sages et fidèles. Mais accueillir avec plaisir les conseils admirables et les accomplir selon son pouvoir, c'est le propre d'un homme désireux des grandes valeurs, qui ne se contente pas d'être serviteur, lorsqu'il est loisible d'accéder à la filiation.
c. « Il faut donc parler ainsi: c'est le propre des hommes supérieurs, j'entends de ceux qui disent se plaire aux valeurs susdites, de fréquenter les anges et de devenir, pour ainsi dire, leurs compagnons de vie. Le propre des hommes inférieurs à ceux-ci, des hommes moyens, est de se contenter d'observer les préceptes qui sauvent et réconcilient Dieu avec les hommes pécheurs. Le troisième groupe, j'entends ceux qui, de leur propre gré, se sont placés en dehors des deux autres groupes mentionnés, c'est le troupeau des pourceaux qui n'ont rien de bon.
d. « Il me semble, n'est-ce pas, cher ami, que tu ne tiens plus à ta première opinion, après avoir appris cela, et que tu ne déclares plus ouvertement très dure et pareille à un piège notre Loi, ni non plus les exhortations et conseils que tu as dit dépasser la vertu des hommes, contre toute vérité. Car comment cette Loi aurait-elle jugé bon de recommander des choses impossibles ?
e. « Que ces conseils te semblent plus pesants que les commandements d'autrefois, cela n'a rien d'étonnant : ils sont manifestement plus élevés qu'eux — car ils les mènent à leur achèvement — comme toi-même en as déjà convenu. Or la chose qui achève est de tous points plus élevée que ce qui reçoit d'elle son achèvement. D'autre part, ce qui est plus élevé et qui va en montant est de soi en quelque sorte plus difficile et rend plus pénible le chemin qui y mène. Car en vérité, étroit, resserré et montant, à le considérer en lui-même, est le chemin frayé à tous par le Dieu qui, sans quitter les cieux, est descendu et s'est fait homme pour le salut de notre espèce. Ce chemin était au commencement inconnu, non pratiqué et malaisé. Ces difficultés lui sont inhérentes, car il est montant : il conduit à l'endroit le plus élevé ; il n'est ni large, ni uni, ni aisé, pour la raison que personne ne l'a parcouru avant.
f. « Opposés sont les caractères du chemin que nos premiers parents ont emprunté. Il mène à l'abîme, et nombreux sont les hommes qui dès le début s'y sont engagés, attirés par sa pente inclinée et aisée et par l'appât de la facilité. Rien d'étonnant donc que le Sauveur détourne les hommes des plaisirs qui mènent à l'abîme, et qu'il encourage à s'engager dans la voie susceptible de sauver les voyageurs. Il y aurait eu lieu de s'étonner s'il avait recommandé le contraire. La raison principale en est que nécessairement il n'y a rien de commun entre lui et la jouissance et qu'ensuite il a stigmatisé la vie molle, pour ainsi dire, aux yeux de tous et de ceux mêmes qui la recherchent.
g. « En effet, parmi tous les humains, c'est à vous aussi et surtout qu'il montre cela. Car ceux qui chez vous semblent être les nourrissons de la vertu, vous les estimez meilleurs que ceux qui s'enorgueillissent d'une large renommée et que les gros richards. Les Grecs, de toute évidence, pensent
19. a. « De la sorte, la distinction est claire. Les opinions de tous s'accordent avec les préceptes du Christ. Tels sont les termes du problème. Pour certains comme toi, les prescriptions du Christ seraient plus lourdes que celles de Moïse, du point de vue exprimé plus haut. D'un autre point de vue, au contraire, elles sont plus légères à porter et plus aisées à accomplir. Et cela pour deux raisons :
b. « — D'abord les espérances. Les promesses ne sont pas égales ; mais les unes sont humbles, parce que terrestres : En elles', dit-il, vivra celui qui les aura accomplies' ' ; les autres sont élevées, parce que célestes et immortelles.
c. « — Ensuite l'assistance que reçoivent du ciel ceux qui ont préféré suivre les traces du Christ législateur. Lui-même en effet, invisiblement, accomplit avec eux leurs œuvres. Il les oint pour les luttes et il les arme, comme je l'ai dit précédemment, de constance pour supporter les sueurs.
d. « C'est cela qui fait que le chemin étroit et resserré n'est pas pénible, comme il l'est de sa nature, pour les plus généreux. Pour les hommes doués d'intelligence, le chemin qui conduit à une patrie resplendissante fait que paraissent légères les choses lourdes, et supportables les choses insupportables, non seulement parce que nous ne butons pas constamment aux aspérités du chemin et que nous les traversons vite, niais encore parce que, parvenus au terme du voyage, nous sommes débarrassés de ses peines et habitons la patrie et jouissons sans interruption des biens qu'elle contient. Espérer ces biens donne de supporter avec facilité les aspérités du chemin : nous en sommes d'ailleurs débarrassés avec une telle facilité que nous ne nous apercevons point du temps de la peine.
e. « Il est raisonnable, je pense, de préférer les biens immuables et stables, même pour ceux qui font du mariage le suprême bonheur. Mais nous voilà ramenés de nouveau en quelque sorte, malgré nous, aux discussions de doctrine. Il n'est pas, semble-t-il, bien facile à ceux qui mènent la lutte pour la vérité, de se désister d'un tel appoint. C'est pourquoi j'ai lieu de craindre de subir peut-être encore la même chose à l'avenir, c'est-à-dire que le discours ne nous renvoie à un autre discours, par force certes et non sans raison, si l'on n'a point perdu de vue ce que nous avons déjà dit.
f. « Mais je vais vous montrer, sans tarder, que Celui à qui il n'est rien d'impossible ne recommande pas des choses impossibles. Appuieront certes mon discours tous ceux qui ont mené jusqu'au bout cette lutte, et ils sont nombreux à l'avoir fait, même si tous n'accomplissent pas tout chaque jour mais accomplissent tous fragmentairement ce tout : ils le font d'ailleurs si bien qu'on ne saurait rien reprocher à aucun d'entre eux. Je parle non seulement des commandements, mais aussi bien de tous les conseils.
g. « Ainsi donc il n'a point conseillé des choses impossibles, il ne les a pas imposées à ceux qui en sont incapables, ni d'une façon intempestive ou pesante. Il a donné à qui et quand il convenait les conseils qu'il lui convenait à lui de donner et qu'il convenait aux bénéficiaires de recevoir. Car tout ne convient pas à tous, en tout temps et de toutes façons. Mais certaines choses conviennent à ceux-ci, d'autres à ceux-là, hier à un tel, aujourd'hui à tel autre, et cela pour des milliers de raisons.
20. a. « C'est pourquoi nombreux sont les choix de vie qui ont été aménagés et donnés pour assurer le salut des âmes, ` nombreuses aussi sont les demeures chez le Père' '. C'est ainsi, en effet, que le Sauveur s'exprime, montrant qu'il n'accordera pas des rétributions égales aux hommes vertueux, c'est-à-dire à ceux qui ont vécu conformément aux seuls commandements et à ceux qui sont allés plus avant par l'observation des conseils. Mais aux uns et aux autres, par ordre de mérite, il offrira des couronnes immortelles et des récompenses dignes des bienheureux, mais différant grandement l'une de l'autre par la splendeur. Elles différeront, non seulement celles des fils de celles des serviteurs, mais aussi celles des uns et des autres entre elles dans le même groupe.
b. « Il y a, dis-je, beaucoup de genres de vie. Il me semble qu'il faut en parler. Les distinguer tous les uns après les autres en unités, espèces et genres, ne serait pas à propos. Ce qu'il faut, c'est les distinguer plutôt en parties d'un même tout. Il y aura ainsi, selon les sages, un triple groupe. Parmi ceux qui rendent un culte à Dieu, les uns choisissent de s'abstenir du mal par crainte du châtiment. Ceux-ci, lorsqu'ils sont amenés à se purifier de leurs passions, se trouvent dans une situation pénible : ils souhaiteraient assurer à leurs âmes une condition plus facile. De la sorte leur situation est fort absurde, et ils ne diffèrent absolument en rien de serviteurs paresseux et mauvais 3. Ils n'offrent pas une somme de bonnes oeuvras qui l'emporte de beaucoup sur les peines d'ici-bas, car ils n'entreprennent pas ces oeuvras avec une âme joyeuse. Ils se retiennent eux-mêmes malgré eux, pour ainsi dire, par peur des coups.
c. « D'autres règlent leur vie par l'espoir du profit. Ils offrent l'image de mercenaires à les comparer aux hommes qui sont plus près de Dieu. Car les bons ne doivent pas faire le bien pour quelque autre raison, mais pour le seul bien lui-même.
d. « Le troisième groupe, dont il nous arrive de ne parler que maintenant se place en fait au premier rang par la qualité et la nature. C'est le groupe le plus parfait. Ces hommes ne poursuivent le bien ni par crainte des peines, ni par espoir du profit. Mais, quelque mal qu'ils éprouvent à se conduire de la sorte — tu t'étonneras, je le sais bien, de m'entendre dire la vérité — ils aiment mieux le subir que de gagner les faveurs de qui que ce soit au prix d'une conduite non agréable à Dieu. C'est ce qui leur vaut leur filiation. Les biens terrestres, ils ne les estiment pas dignes de souci', sauf en cas d'extrême nécessité. Mais songer au ciel et aux affaires de là-bas, tout en vivant dans un corps, montre que chez ceux qui choisissent d'agir ainsi, les passions sont mortes. Ils ont toujours devant leurs yeux le Dieu qui les a blessés3 : blessés d'un amour à la folie pour lui, ils pensent à lui toujours et méprisent les choses de la terre. Ils se façonnent sur lui autant qu'il leur est possible, afin, je pense, d'attirer à eux le modèle par leur ressemblance avec lui, bien que le Divin soit impassible et que petite et ténue soit la ressemblance avec lui des hommes les meilleurs, par l'opération de la grâce la plus grande.
21. a. « Il apparaît donc — je parlerai maintenant brièvement — que les uns, par crainte, demeurent dans les limites déterminées : ce sont des serviteurs et rien de plus. Les autres ne refusent pas d'accomplir les œuvres des serviteurs ; ils s'en acquittent donc, poussés par l'espoir du salaire : ils sont assurément bons et raisonnables, ils échangent les biens périssables contre les biens éternels ; mais ils ne sont point des fils et ne sont donc pas dignes non plus de la filiation. Les autres enfin nourrissent en outre l'ambition de dépasser tous ceux-là en tout ; ils essayent, en plus des commandements, de garder avec soin les conseils et de tourner les regards vers la vie du Maître, absolument comme vers un modèle : ceux-là seuls seront les véritables disciples et amis' ; ils seront inscrits par la grâce divine dans le chœur des fils. Ceux qui ont fait preuve d'une telle ardeur, accompli de telles œuvres, qui ont connu Dieu vraiment et tenu leur âme toujours tournée vers lui tout entière, obtiennent naturellement cette faveur et au-delà de leur attentez.
b. « Certes les biens d'en-haut dépassent dans une large mesure le désir des hommes. Ineffables sont la gloire, la jouissance et la lumière que (Dieu) donne à ceux qui l'aiment, à présent dans la mesure du possible, mais dans le siècle à venir avec plus d'éclat et de pureté. Quelles sont la grandeur et la qualité de cette félicité, ' nulle oreille ne l'a entendu, nul œil ne l'a vu ', l'esprit est incapable d'y tendre même en s'y efforçant'. Seuls le comprendront ceux qui y participeront alors. Quant aux meilleurs parmi les hommes ici-bas, ils se représentent la béatitude ' comme dans un miroir, d'une manière confuses ', dit un homme de Dieu 6 ; l'excellence de cette jouissance, ils la conjecturent d'après les choses présentes ; ils y volent par l'âme, chacun selon la mesure de son amour pour le Maître. Car c'est à la mesure de l'amour que seront répartis les dons divins.
c. « Quel peut donc être ce don de Dieu qui, même entrevu obscurément, nous attire à lui assez fortement pour nous persuader de faire peu de cas de la vie et de tenir ses biens, ses agréments et ses côtés enviables pour simple bagatelle au regard de luit ? Il me serait fort aisé, si je le désirais, d'allonger encore cette apologie, de présenter des développements meilleurs et en plus grande abondance. Mais c'est assez, je pense, de ce qui a été dit. Il est franchement superflu pour un foulon de venir jusqu'à l'Euphrate et au Tigre, quand il s'est servi de fontaines qui suffisent à son dessein ; d'autant plus que ce dont la précellence est médiocre requiert beaucoup de discours pour la confirmation et l'illustration de sa supériorité. Au contraire ce dont le triomphe est total en requiert peu, si ce n'est (pour convaincre) certaines personnes grossières ou qui ne veulent pas bien voir la splendeur des choses éclatantes.
d. « Si vous demeurez d'accord, nous sommes arrivés au but recherché ; sinon, voyez comment vous répondrez à mon développement. »
Le Perse
22. a. — « Il serait trop long, dit le Perse, de répondre à ce développement. Ce que tu as dit a été estimé bon par tous, à n'examiner que le discours seul ; mais confronté avec d'autres considérations, je ne sais s'il paraîtrait tel.
b. « Il nous reste encore à examiner les Lois elles-mêmes, comme il a été convenu entre nous dès le début. Ce que j'ai dit de notre Loi ne paraîtra pas, je pense, paroles de vantard.»
Le Basileus
23. a. — « Pourquoi, dis-je, te semble-t-il que ce qui a été dit ne concerne pas les deux Lois ? Est-ce que la puissance de l'une et de l'autre Loi n'est pas devenue par là manifeste ? Ou plutôt la force de la nôtre et la débilité, la vanité et l'infirmité de l'autre ? Tu veux encore, à ce qu'il parait, entendre prouver que ta Loi n'a rien de bon. Cela se produira nécessairement lorsque, l'ayant tirée au clair, tu l'auras comparée à celle qui ne lui est semblable en rien. — A la plaine lydienne ! comme on dit.
b. « C'est donc à toi d'expliquer le premier ceci : comment est-il vrai, à ce que tu affirmes, que la Loi de Mahomet s'accorde avec la nôtre ? Qu'a-t-elle de commun avec elle ? De quelle manière la complète-t-elle ? Comment, en occupant le juste milieu, est-elle meilleure qu'elle, comme celle-ci est meilleure que l'ancienne ? Pour moi, c'est tout le contraire que je vois. Tu t'abuses : ta Loi s'oppose indubitablement à la nôtre et se rapproche de celle de Moïse. Tu as donné dans ces erreurs malgré toi, emporté par la difficulté du discours.
c. « Parle, explique-moi, j'écouterai et apprendrai avec beaucoup de plaisir. Ce faisant, tu te libéreras des blâmes et tu recueilleras des louanges non négligeables. C'est là en effet que se situe presque tout le nœud de l'argument.
d. « Mais tu n'y réussiras pas. Même si Mahomet s'accorde quelque peu avec la Loi du Christ, il n'en résulte pas immédiatement qu'il porte vraiment et clairement secours à cette Loi. Celui qui vient en aide et porte vraiment secours, c'est non point celui qui, tout en favorisant telle partie, ne cesse pas de combattre telle autre, mais c'est celui qui a le dessein de faire pleinement de l'homme qu'il aide un athlète couronné, et de ne rien négliger, si possible, des moyens qui mènent à ce but. Si quelqu'un te louait et qu'aussitôt il te couvrît d'outrages, tu ne l'inscrirais pas parmi ceux qui veulent ta prospérité, je pense. Tu le considérerais plutôt comme hostile à toi et le rangerais dans la liste de tes ennemis. »
Le Perse
24. a. — « Eh bien 1 dit le Perse, Mahomet ne prodigue-t-il pas défense et soutien à votre Loi, si, la prenant pour ainsi dire par la main, il soulève le fardeau (de votre Loi)1 ? »
Le Basileus
b. — « S'il le soulève, dis-je, il apporte tout à fait de l'aide. Mais tu le dis toujours et ne le prouves jamais. »
Les Perses
c. Alors quelques-uns parmi les assistants, qui étaient du parti du Perse, dirent : « Montre toi-même le contraire. »
Le Basileus
25. a. — «Fort bien ! M'exclamai-je. Ainsi donc, quand vous devriez vous-mêmes prouver la vérité de vos déclarations par des syllogismes valides, voilà que, à peine le Mudarris s'est-il avancé, vous m'ordonnez à moi, au mépris de l'ordre, de remonter le courant et épargnez par là celui qui y est engagé. Combien cela est plaisant, c'est clair. Je ne devrais donc nullement céder, mais vous amener par force au comportement normal. Toutefois puisque la joute que vous me proposez n'est pas pénible, je l'accepterai avec joie'.
2. Il est plus aisé d'objecter que d'apporter une preuve positive. Manuel se charge du rôle le plus difficile. Il ne trouve cependant pas la joute pénible.
b. « Je montrerai que votre Loi, outre qu'elle n'apporte aucune aide à la Loi du Christ, la combat clairement. D'abord j'exposerai le tout en quelques mots choisis entre beaucoup ; ensuite j'essayerai de démontrer la thèse.
26. a. « Si vraiment Mahomet, quel qu'il ait été jadis — je ne soumettrai pas ici sa vie à l'examen, ni ne m'occuperai de sa Loi, ni non plus ne désire passer au crible sa conduite' — par ce qu'il a dit et réglementé, a donné la Loi selon toi la plus parfaite et paraît porter à son accomplissement la Loi du Christ — je reprends vos mots — comme le Christ a porté à son accomplissement celle de Moïse et cela avec raison — c'est encore toi qui l'as dit — alors Mahomet (dis-je), est tout bon, tout utile et tout parfait. On doit le proclamer ministre de la vérité, prophète aussi, si tu veux, et tout ce qu'il te paraîtrait bon et agréable de lui décerner en fait de titres qui ne dépassent pas la créature. Si, d'autre part, il décerne au Christ les meilleurs éloges et le place au-delà de toute créature', déclarant fortement le glorifier comme esprit et verbe et âme de Dieu', mais que, en fait, à savoir dans sa Loi et ses enseignements, il brouille tout et renverse tout, portant sans aucun doute des lois opposées à celles du Christ et accomplissant des actions contraires à ses déclarations, moi alors je me tairai.
b. « Il n'est pas nécessaire, je pense, de s'attarder là où les choses parlent presque d'elles-mêmes et confirment avec éclat mes paroles. Tu sauras ce que tu as à faire, tu feras ce qui convient à ton intelligence et à ta vieillesse. C'est le propre, je pense, d'un homme sage, tel que toi, d'appuyer ceux qui s'accordent avec lui sur la vérité et de combattre ceux qui la combattent. Mais il convient de poursuivre l'examen de la question.
27. a. « Les articles de l'ancienne Loi que le Sauveur a pour ainsi dire abrogés en les transformant de fort épais et de corporels en plus divins et en spirituels, Mahomet, lui, les a retenus. Ainsi, fort clairement, il abolit notre Loi. Or donc, ô Mahomet, si tu fais mal de les reprendre, tu n'es pas bon ; si tu fais bien, comment alors le Christ, que tu n'arrêtes pas de louer, serait-il bon, s'il a mal fait de les abolir ? Que Mahomet, pris de honte, se retire de devant nous. Mais c'est avec vous qu'il faut discuter.
b. « Il est facile de constater qu'il fait donc revivre à sa guise les prescriptions de l'ancienne Loi qui avaient pour ainsi dire vieilli. Il faut citer ces prescriptions. La Loi de Moïse ordonne de s'abstenir de certains aliments — je veux parler des aliments impurs — et surtout de la viande de porc. Elle permet d'épouser à la fois plusieurs femmes; elle permet aussi que la même femme soit épousée successivement par plusieurs frères', si son mari meurt sans avoir d'enfants. Elle accorde même à ceux qui le veulent de répudier leurs femmes. A qui arrache une dent, elle impose de subir le même tort; elle ordonne de crever oeil pour oeil, et d'autres pratiques semblables.
c. « Ces prescriptions, Mahomet vous les donne en guise de Loi. Ou plutôt les ayant honteusement dérobées, il les présente comme étant les siennes. Bref, pour ne pas trop prolonger le discours, la Loi la plus récente suit totalement la plus vieille. S'il en est ainsi, on ne saurait en toute rigueur appeler Loi la vôtre, ni du moins la comparer à celles qui l'ont précédée. Je vais donc me mettre à craindre, puisque la nécessité s'impose de la comparer avec les deux autres Lois et surtout avec la nôtre. Il me pardonnera bien, à moi qui supporte, en vue d'une fin tout à fait bonne, qu'ait lieu cette chose terrible, Celui qui a été crucifié pour le salut des hommes au milieu des larrons, le sage et l'insolent.
28. a. « Je parlerai maintenant d'une manière concise et claire. Si dans les points principaux, la Loi la plus récente est identique pour ainsi dire à la plus ancienne, et si Mahomet reconnaît que la Loi du Christ est meilleure que celle-ci, il montre par là — cela lui a échappé — qu'elle est aussi meilleure que la sienne. Les choses apparentées sont en tous points susceptibles des mêmes jugements.
b. « Il faut en dire autant au sujet des points cités un peu plus haut. Ce n'est pas, je pense, un sujet de reproche que de reprendre les mêmes paroles, quand quelque affaire pousse à réfléchir sur les mêmes sujets.
c. « Le Christ a donc pris dans l'ةcriture — je parle de l'ancienne Loi — certains articles et les a enrichis d'un sens élevé, digne d'une Loi céleste, puis il nous les a donnés. Il les a menés à leur perfection, eux qui souffraient de lacunes. Car il n'est ' pas venu abolir la Loi mais l'accomplir' '. D'un autre point de vue, il les a abrogés, puisqu'il n'a pas permis de les comprendre comme auparavant'. Or ce que le Sauveur a nettement abrogé, Mahomet, lui, l'a ressuscité et rétabli à sa guise pour ses disciples et lui a fait occuper chez vous la première place. Il est donc clair pour tous qu'il est en accord et en harmonie avec la Loi de Moïse, qu'il jugeait imparfaite et servant d'introduction. Quant à notre Loi, il lui est opposé, lui qui se vantait de lui prêter concours et défense. Qu'en dites-vous, n'en est-il pas ainsi ? Tous l'avoueraient sans doute et même vous, si vous vouliez vous attacher à la vérité'.
d. « Si donc il est convaincu d'avoir détruit à sa guise la Loi qu'il admire en paroles, et d'être d'accord avec celle dont il recommande de s'éloigner, est-il besoin de te fournir plus de preuves encore pour t'apprendre que c'est un imposteur' ?
e. « Au demeurant il n'est pas purement et simplement en accord avec la Loi de Moïse. Et si nous l'avons dit, c'est qu'il y avait besoin de le dire. Mais que parlé-je d'accord, quand il n'arrête pas de l'outrager ? On voit qu'il le fait de beaucoup d'autres manières, et spécialement lorsqu'il se préfère à elle. Mais surtout il ne se corrige pas de cette insulte, car il s'approprie la plupart des prescriptions de l'autre, et il y en a même qu'il corrompt. Tels les voleurs de chevaux et de boeufs : ils leur tranchent les oreilles, tondent le poil, changent les empreintes et ils les marquent de signes ; bref, ils leur prêtent un faux signalement.
29. a. « Que t'en semble ? N'est-ce point assez pour convaincre d'erreur ton opinion — j'entends celle qui concerne ton législateur et ta Loi ? Car ce pour quoi tu pensais vénérer convenablement la Loi plus ancienne aboutit pour toi à l'opposé, et ce pour quoi tu pensais exalter celui qui l'a donnée, cela même sert plutôt à l'abaisser. « Mais, ô toi qui as pillé les prescriptions les plus légères de la Loi et dérobé aussi quelques-unes des nôtres - car tu as été convaincu d'avoir non institué mais volé ce que tu as affirmé avoir appris de Dieu — tu aurais dû, gardant bien ton rôle, ne pas t'abstenir de vols plus considérables, mais prendre dans les deux Lois les choses vraiment élevées qui transforment l'âme et l'élèvent vers place propre.
« Mais en réalité, tu n'as rien entrepris dans ce sens. Tu as su que cela était au-dessus de toi et de ta force. Tu t'es donc livré tout entier aux prescriptions plus légères, pour ainsi dire. Et cela est naturel. Un pillard ou un perceur se laisse emporter à la fois par l'impatience et l'élan oratoire : on en aura des preuves dans les quelques pages qui suivent.
de mur doué d'une force débile, s'il trouve des vases d'or très lourds, n'essayera même pas de les remuer : la vigueur de son corps n'est point proportionnée au poids des vases qu'il convoite. Ceux qu'il peut porter, il les emporte et s'en va, même s'ils sont faits d'une matière plus vile.
d. « Tel est ton cas, même si tu as pris grand soin de rajuster ta fraude et d'arranger les fruits de ton vol. La charge que tu as emportée ne te fera réaliser qu'un gain médiocre. En effet, tirer des Lois certains points et les donner à tes partisans comme tiens propres, cela est une supériorité accessible à tout homme qui le voudrait. Même si tu as ajouté quelque chose de ton cru, cela a paru, en raison de ses défauts, comme une souillure dans un beau visages.
e. « Donc, les prescriptions qui sont proportionnées à ta force, tu les as assurément volées et cela dans l'une et l'autre Lois. Celles qui en elles sont plus lourdes et requièrent des hommes, tu les as laissées à porter à ceux qui sont les proches de Moïse et dont tu t'es beaucoup éloigné. »
30. a. Ayant ainsi parlé, je sollicitai leur jugement. — « A vous, dis-je, de prononcer la sentence. » Eux, ils demandaient un délai, promettant de le faire le lendemain. Mais moi, j'insistais, ne leur laissant point de répit. Bien en vain auraient-ils tenté de différer.
Le Perse
31. a. -- « Sans mentir, dit le Perse, j'avouerai qu'on n'a pas facilement de quoi répondre aux nombreux que tu as produits contre nous, à moins d'insister et de dire que notre Loi aide aussi pour sa part les deux autres Lois qui l'ont précédée, en empruntant par moitié à la plus ancienne sa facilité et à la plus récente sa difficulté, et en établissant de la sorte avec raison la règle qui est à la fois saine et susceptible d'être observée très aisément.
b. « Considérons cela à présent, si tu veux, avec plus de soin. Je sais bien que tu seras tout de suite d'accord avec nous et admettras que notre Loi occupe la place la plus élevée. »
Le Basileus
32. a. Ces paroles me remplirent de surprise. Je dis donc : — « Je ne sais ce qu'il faut faire. Je crains d'avoir l'air de verser de l'eau dans un tonneau percé'. Je ne mettrai jamais un terme à mes peines, si tu retournes constamment aux mêmes choses. Je pense qu'il te faut, à toi qui t'exposes pour défendre l'opinion de tes pères, reconnaître tes prises de position dès le débute. Si tu tentes d'échapper à toute force aux réfutations, il convient simplement de ne pas discuter du tout. Mais d'autre part j'estime qu'il convient de céder à ta volonté. Eh bien ! passons encore autant de temps que tu veux à discourir au sujet des Lois.
b. « Or donc, explique-moi : Comment est-elle meilleure que l'ancienne Loi, la tienne qui a été convaincue avec éclat de tenir d'elle ses titres à être estimée par vous comme Loi ? Comment occupe-t-elle le juste milieu ? Tu faisais grand cas de cette situation, car c'est par là qu'elle aurait même dépassé la Loi du Christ, à laquelle il n'est nullement juste de la comparer — car cela n'est pas convenable, ni admissible, c'est plutôt un outrage. Et de quelle manière convainc-t-elle clairement les deux autres de ne point recommander la mesure — j'emploie vos mots — elle qui n'entend rien à la mesure et qui le cède sans mesure, comme il a été démontré, à la Loi de Moïse' ? Or cette Loi (de Moïse), il est nécessaire de la tenir pour aussi inférieure à la Loi du Christ que l'est Moïse au Christ. Quelle est cette admirable règle que Mahomet a établie avec bonheur, qui est saine et susceptible d'être accomplie très aisément ? A quel titre dis-tu que ta Loi s'est élevée au sommet, du fait qu'elle a évité les excès, qu'elle est parvenue au sommet de la perfection comme par degrés ?
c. « Mahomet a dérobé certains points des deux autres Lois, les a liés ensemble avec grande ignorance et les a déclarés non point Loi à la vérité, à en considérer attentivement le contenu, mais quelque chose d'autre, de bigarré et de désordonné.
d. « Montre donc que tes affirmations sont valables. Si cela plaît à l'un des tiens, qu'il se mette à se défendre avec les forfanteries que tu as proférées au sujet de ta Loi. Mais si cela ne vous est pas possible, je vous montrerai, moi, où est, selon nous, la vérité. »
Le Perse
e. — « En attendant, explique toi-même, dit le Perse, ce que tu voudrais dire. »
Le Basileus
33. a. Je dis donc : — « Ce Mahomet nourrissait l'ambition de paraître le plus grand des législateurs, mais il ne l'a nullement paru par ses œuvres. Comme il a été dit, il a emprunté tous les principes et les fondements soit à la Loi de Moïse soit à la nôtre. Ainsi donc, soit la circoncision, soit l'abstinence des aliments et les autres prescriptions de même nature perfectionnent l'homme qui est selon Dieu, grâce à Moïse qui les a instituées ; ou plutôt elles sont bonnes pour des enfants et sont devenues comme superflues, grâce au Christ qui, à leur place, a établi les prescriptions qui conviennent à des adultes selon Dieu.
b. « Toutefois, si la circoncision et toutes les choses que Mahomet a dérobées des prescriptions de la Loi étaient bonnes et parfaites, la Loi du Sauveur n'est donc pas bonne, qui a voulu les abolir et les a toutes supprimées en son temps et remplacées par d'autres. Mais si le Sauveur a bien fait — comme toi-même le confesses avec raison —en les transformant en mieux, celui qui tente de les ramener à ce qu'elles étaient auparavant, est évidemment le fléau des choses bonnes. De deux choses l'une : ou il apparaîtra en proie à la déraison et à l'égarement, ou il semblera s'être fait un métier de tromper les naïfs.
34. a. « Que la Loi de Moïse fût imparfaite, toi-même tu l'as dit plusieurs fois. Si donc la Loi est imparfaite, le sont également ses parties. Et si la circonsision et les autres points que nous avons cités plus haut constituent des parties de la Loi, ils sont imparfaits et ne sauraient rendre parfait. Par conséquent le Sauveur est bon, lui qui a ajouté des choses parfaites et capables de rendre parfait. Celui qui entend les supprimer, est au contraire mauvais. b. « Si en effet le Sauveur, en ajoutant à l'ancienne Loi, comme à une peinture, les couleurs qu'il fallait, lui a accordé la perfection, que diras-tu de celui qui essaye de les effacer et de gâter la beauté du tableau ? Je sais bien que tu ne dirais rien de lui et de son action. Tu préféreras te taire, car tu n'as pas d'autre choix que le mensonge, ou quelque prétexte futile comportant un blâme à l'adresse de ton prophète. Ce qu'un autre aurait dit à bon droit en s'adressant à cet homme, c'est qu'il l'aurait appelé ouvertement un fléau, parce qu'il détruit au gré de sa fantaisie des bourgeons qui vont porter un fruit d'immortalité.
35. a. « Je veux maintenant réfuter ta prétention d'attribuer le rang le plus élevé à la Loi de Mahomet. Je parlerai à présent d'une façon concise et simple.
b. « D'abord est venue la Loi de Moïse, que tu estimes imparfaite. Elle a institué par écrit la circoncision et tout ce que ta Loi y a puisé — car il n'est pas nécessaire de parler des autres points où elle diffère de celle de Moïse. Ensuite sont venus le baptême, le chrême et nos sacrements, et une Loi meilleure et plus parfaite que la première — c'est toujours toi qui l'accordes. Enfin de nouveau la circoncision et presque toutes les prescriptions de la première Loi.
c. « Si tel est le cas, est-ce que tu appelles cela un progrès ? Est-ce là de l'ordre et de la bonne organisation ? Nullement, n'est-ce pas ? Aller de la circoncision à la circoncision, comme qui tourne en cercle, et des choses les plus élevées redescendre aux plus basses, et venir après cela nous disputer de la sorte le rang le plus élevé, cela ne signifie pour tout homme, je pense, rien de plus que s'escrimer à des choses vaines.
d. « Ainsi donc, considère le terme auquel a abouti ton zèle pour ta Loi et prononce toi-même le juste jugements. »
36. a. Il s'éleva dès lors entre eux une grande et ardente discussion. Ils disputaient entre eux, je pense, sur mes propos, et ils conversaient en langue perse. Ils avaient coutume de faire cela, toutes les fois qu'ils voulaient dissimuler leur pensée aux interprètes.
b. Ensuite, comme ils ne se mettaient naturellement pas d'accord et craignaient de paraître impolis pour avoir passé une si grande partie de la nuit à converser entre eux, ils jugèrent qu'on devait se retirer. Même celui qui ne semblait pas en avoir assez de nos développements) — car il nous aurait retenus à converser des nuits entières si cela lui avait été loisible -- acculé alors par la force de mes raisons, prit un air de douceur et se tourna vers nous :
Le Perse
37. a. Il convient, dit-il, de ne point s'acharner fort tard dans la nuit. Je vois ton corps rompu de froid et de fatigue, car tu passes à la chasse cette saison d'hiver. Chasser avec mesure est bon ; autrement, c'est le contraire. Fâcheux en tout est l'excès. Mais si notre chef actuel dédaigne maintenant la mesure sur ce point, comme il le fait sur presque tous les autres'', il recevra sans doute des imprécations, même de la part de ceux qui sont passionnés de la chasse. »
Le Basileus
b. Il recommandait donc de cesser alors l'entretien et de nous réunir comme à l'accoutumée au lever du soleil. Moi, pour éviter d'être impoli et d'étaler au grand jour leur dérobade, j'affirmai que la mesure est la meilleure des choses, et je me levai. Nous nous séparâmes tous pour aller nous coucher.
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